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26 décembre 2012 3 26 /12 /décembre /2012 11:59

Vayehi

 

 

Le livre de la Genèse, que nous avons commencé au mois d'octobre, juste après les fêtes, touche à sa fin. Vayehi en est la dernière paracha, et elle clos le cycle mythique, mythologique des patriarches. Avec Chemot débuteront les récits d'une histoire nationale.

La fin de la Genèse est l'occasion de présenter un modèle de scène qui se retrouve en plusieurs autres endroits dans la Torah, dans tout le Tanakh et même dans toute la littérature, de l'antiquité à nos jours : la scène dans laquelle un homme, vieux, malade et affaibli, sentant la mort approcher, réunit ses enfants autour de lui et leur distribue son héritage, leur donne ses derniers conseils, leur dévoile des secrets, leur prédit l'avenir. Les participants au cours du samedi après-midi, où j'ai présenté il y a quelques semaines une école de chercheurs/théoriciens de la littérature qui s'occupent de "l'art du récit biblique" connaissent mon intérêt pour cette analyse littéraire des textes. Ici, pour définir ce genre de textes qui reviennent de façon récurrente dans l'histoire avec certaines variantes, on parle de "scène-type".

Le texte qui décrit Jacob, allongé (ou assis) sur son lit de mort, appelant ses enfants pour leur donner une dernière bénédiction, pour être étudié convenablement, doit être comparé à d'autres scènes semblables pour faire ressortir les points communs et les différences. Inévitablement, on pense à l'épisode où le père de Yaakov, Itshak, vieux et aveugle, appelle ses deux enfants pour leur donner sa bénédiction (Paracha Toledot)

Dans les deux cas, le patriarche, le personnage central, l'ancien, est aveugle. Ce détail déjà est loin d'être innocent : dans toute l'Antiquité, les aveugles jouent un rôle fondamental (voir Homère). L'aveugle est celui qui, privé de la vue, développe d'autres sens. Il est le seul capable de ne pas se laisser "aveugler" par la perception commune, et peu "voir" des choses auxquelles nous n'avons pas accès. Dans le Talmud, un aveugle est appelé "sagui nahor"=> celui qui voit la lumière. Ce n’est qu’après avoir dit que Yaakov était aveugle que le récit détaille son « Hazon » sa visionde ce que les douze fils deviendront. Paradoxalement, être aveugle n’est pas une infirmité, mais un pouvoir supérieur. En tout cas, c’est ce qui semble être le cas dans la paracha Vayehi. Pas dans Toledot, où Itshak, devenu aveugle, se fait rouler par sa propre femme, et ne fait même pas la différence entre ses fils, alors qu’il n’en a que deux. Ne pouvant plus se fier à sa vue, il s’en remet à deux autres sens : l’ouïe et le toucher, mais cela ne fait qu’entretenir sa confusion puisque « la voix est la voix de Jacob, alors que les mains sont les mains de Essav ». Itshak, aveugle, ne « voit » plus rien, ne comprend rien, et, sans défense, se fait arnaquer.

Pour Yaakov, c’est tout le contraire : premièrement, il n’est pas tout-à-fait aveugle mais ses yeux sont lourds à cause de la vieillesse (kabdou einav mizoken, ce qui peut se lire « ses yeux avaient pris du poids du fait de la vieillesse »). De fait, il parvient à distinguer les personnes (il demande à Joseph « qui sont ces deux enfants à côté de toi ? ») et il montre qu’il sait très bien ce qu’il fait et pourquoi il le fait : il croise ses mains pour bénir en priorité l’ainé des fils de Joseph, et lorsque celui-ci lui fait remarquer il dit « yada’ti beni, yada’ti » (je sais mon fils, je sais…). Enfin, il appelle tous ses enfants et leur dévoile ce qu’il adviendra « beaharit hayamim » (dans les temps à venir) : il prédit la sortie/délivrance d’Egypte et le retour sur la terre de Canaan, chacun reçoit une bénédiction particulière, une phrase qui lui correspond et détermine la part que sa tribu aura dans le pays, et cela en pleine conscience, sans se tromper, sachant exactement ce qu’il faut dire à chacun.

Quelle différence entre Itshak et Yaakov ! Pour l’un, la transmission de l’héritage spirituel se transforme en drame, en querelle entre les frères qui va durer 20 ans. Pour l’autre, cet évènement est l’occasion d’une réconciliation, d’un apaisement, d’une réunion.

Pour Itshak, l’héritage est l’occasion d’un conflit.

Pour Yaakov, il marque la fin d’un conflit.

Mais une interrogation subsiste, soulignée par les commentaires : si Yaakov possédait une telle sagesse prophétique, s’il pouvait voir jusqu’à la fin des temps, que n’en a-t-il fait usage lorsque Joseph avait disparu ? Pourquoi s’est-il lui aussi laissé « berner », « rouler » par la vue d’une tunique ensanglantée, au point de croire Yossef mort pendant de si longues années ? Ici le commentaire Talmudique développe une théorie très belle et très profonde sur la prophétie, parallèle à la phrase de Jésus "nul n'est prophète en son pays" : on ne peut pas "voir", prophétiser, si l'on est soumis à l'affect, si le jugement est altéré par l'émotion. Yaakov, fou d'amour pour son fils qui lui rappelait tant Rachel, un amour tellement grand qu'il lui fait oublier ses autres fils, un amour possessif, presque malsain, est incapable de "voir" que Yossef n'est pas vraiment mort, qu'il lui arrive des aventures incroyables, qu'il est en Egypte etc. Ce n'est qu'à la fin de sa vie qu'il peut enfin "voir" c'est –à-dire prophétiser. Il le peut car ses yeux se sont alourdis à cause de la vieillesse. Kabed/kavod : ils ont appris à donner un juste poids aux choses et aux gens. Grâce à la vieillesse, à l'expérience, à la réflexion.

Les yeux de Itshak se sont affaiblis, d'après le Midrach, parce qu'il a vu la mort en face lors de l'épisode de la ligature (Aqeda). Pour d'autres opinions, un peu plus poétiques, ce seraient les anges qui ont pleuré dans ses yeux. Sa vie, il l'a vécue sous la protection de sa famille puis de sa femme, dans la passivité. Le seul évènement de sa vie où il lui fallu faire preuve d'initiative, d'activité, le choix entre ses enfants, la désignation d'un héritier, cet évènement a été lamentablement raté.

Yaakov lui, a eu une vie terrible, pleine de souffrances et de malheurs. Mais il n'a pas raté sa sortie. Les larmes versées lors du deuil de Yossef, alors qu'il était inconsolable, auront au moins servi en abimant ses yeux, à lui donner une certaine vision.

A travers son expérience, Yaakov nous enseigne une chose extraordinairement difficile et en même temps indispensable : un chef de famille, le responsable d'un clan, le leader d'un peuple ne doit pas se laisser envahir par la passion et les sentiments, qui ne font qu'altérer le jugement, forcent à prendre des décisions hâtives et illogiques et sont cause de beaucoup de perte de temps et de moyens. Pour diriger efficacement, il faut savoir placer sa raison au dessus de son cœur, garder la tête froide et ne pas laisser les sens, les émotions, les "humeurs" gouverner à sa place.

En s'adressant à ses fils, Yaakov utilise un autre verbe de perception :Shema (entendre/écouter/comprendre). D'après le Midrach, la phrase qui résume la profession de foi du judaïsme et qui se trouve dans le Deutéronome, aurait été prononcée la première fois par Yaakov en entendant la nouvelle que Yossef était encore vivant. Toujours d'après ce Midrach, elle aurait été répétée lors de cet épisode précis de la paracha Vayehi, par les douze frères réunis, symbolisant tout le peuple : "chema Israël" => Ecoute Israël/Jacob. (nous sommes tous unis et nous avons conservé tes valeurs, le monothéisme que tu nous a transmis). Mais écoute, pas vois. Autrement dit nous ne nous adressons pas à ton expérience sensorielle, car si tu vois, malheureusement tu ne verras que des juifs désunis, divisés, sans cesse en conflits et en divergences : droite, gauche, orthodoxes, massorti etc. Mais si tu entends, si tu te fies à ton intellect tu finiras par t'apercevoir que nous nous accordons tous sur deux choses : le point de départ (notre histoire et notre message : l'unité du divin) et le point d'arrivée (la reconnaissance du Dieu unique par l'ensemble de l'humanité). Même si nous sommes toujours dans l'attente d'un dirigeant qui saura nous faire voir nos points communs sous l'apparence de nos divisions, et nous aider à surpasser nos passions pour que nous puissions enfin entendre ce dont nous sommes porteurs sans le voir.

David TOUBOUL

 

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